Nous sommes au cœur de la semaine sainte, célébrant successivement la cène du Jésus-Christ où il s’offre par son corps et son sang eucharistiques pour notre salut. Puis, aujourd’hui, en ce vendredi saint nous catholiques allons marcher avec lui, qui porte sa croix pour y être crucifié jusqu’à en mourir atrocement, en marquant par nos arrêts et nos supplications les stations qui rythment sa montée au Calvaire. Après le grand silence du samedi saint, jour de prière pour soutenir nos frères et sœurs catéchumènes, nous vivrons la merveilleuse, peut-être la plus belle de nos liturgies : la vigile pascale lors de laquelle seront proclamées ces lectures qui nous font parcourir le cheminement du peuple hébreu depuis la création du monde, la fuite hors d’Égypte, la prédication des prophètes, l’annonce du Messie, la venue du Sauveur vainqueur de la mort par sa résurrection. Les nouveaux baptisés seront revêtus de blanc et à nouveau éclateront les alléluia alors que sonneront dans la nuit les cloches lancées à la volée. Nous y sommes presque en ce jour, et nous pouvons revenir un peu en arrière pour rejoindre Jésus dans ce dernier mystère douloureux du chapelet, sa crucifixion et sa mort.
La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs. » (Rm 5, 8) En science, la preuve est une démonstration qui exclut tout doute, mais ce peut être aussi une certitude acquise par l’expérience répétée d’une réalité toujours convergente. Avons-nous la preuve que Dieu nous aime ? C’est ce que saint Paul affirme quand il donne comme preuve que Jésus est mort pour nous alors que nous étions pécheurs, on peut ajouter que nous sommes pécheurs. Paul bénéficie du témoignage des apôtres. Rappelons-nous qu’il est resté en Arabie trois années après sa conversion à Damas avant de rencontrer à Jérusalem l’apôtre Pierre qui lui apprend les faits et lui transmet les enseignements de Jésus (Cf. Gl 1, 11-24). Paul s’est mis à l’écoute des apôtres, comme un jeune disciple, pour devenir le témoin de Jésus.
Dans l’affirmation de Paul, c’est peut-être alors le « pour nous » qui surprend. Comment le Christ a-t-il pu mourir pour nous, s’il est mort crucifié il y a deux mille ans ? C’est le mystère de la rédemption accomplie par son incarnation et son abaissement : Jésus est devenu homme parmi nous, puis est mort et ressuscité pour le pardon des péchés de tous, depuis Adam jusqu’au dernier homme. Parce qu’il est pleinement homme et qu’il est pleinement Dieu, comme fils unique du Père, son Verbe par lequel tout le créé est, le Christ est rendu capable de se présenter comme la seule victime offerte pour le salut de tous. Avec son propre corps de chair, il nous représente chacun, et parce qu’il est Dieu, son sacrifice peut ressaisir tous les êtres humains pécheurs et les tirer de la mort définitive où le péché les conduisait.
Aujourd’hui nous méditons sur le cinquième mystère douloureux et nous aborderons le premier des mystères glorieux, la résurrection en guise de conclusion, quand nous célébrerons la fête de Pâques ce dimanche. Nous avons suivi Jésus dans son affliction et la persécution cruelle qu’il subit. Il a été jugé, flagellé par le fouet, moqué et revêtu d’un déguisement de roi, surmonté d’une couronne d’épines, frappé à la tête à l’aide d’un roseau. Maintenant il parvient au Golgotha en portant difficilement sa lourde croix, aidé par Simon de Cyrène qu’un soldat romain a requis. La croix est sur le sol, on le couche dessus, il se laisse faire car il serait vain de résister à la force des gardes qui le plaquent sur les planches afin qu’on puisse l’y fixer par de gros clous, un dans chaque poignet et un qui traverse les deux chevilles. Chaque coup résonne atrocement dans tous les membres. Puis on le hisse avec des cordes, le choc est rude quand la croix tombe dans le trou afin de la dresser verticalement. Tout son poids est suspendu aux clous lui arrachant la chair, causant une douleur insupportable. On rit de lui. « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Il est roi d’Israël : qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ! Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime ! Car il a dit : “Je suis Fils de Dieu.” » (Mt 27, 42-43) On lui tend une éponge imbibée de vinaigre pour le désaltérer car il murmure « j’ai soif ! » Mais est-ce de ce jus amer qu’il a besoin, ou exprime-t-il le besoin d’être désaltéré par l’amour et la compassion qui lui sont refusés ? Au pied de la croix se tient sa mère, la Vierge Marie, et le jeune disciple Jean. Jésus les regarde et usant de ses dernières forces s’adresse à eux : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » (Jn 19, 26-27) Marie est une femme âgée mais Jésus ne cherche pas quelqu’un qui puisse veiller sur elle. Jean, en tant que disciple représentant tous les disciples, est donné comme fils à la Vierge pour qu’elle devienne la mère de tous. À cet instant, elle est désignée comme notre propre mère. Cette mission maternelle commencée aux pieds de la croix perdure au Ciel. Marie est la mère des vivants, la nouvelle Ève par qui le salut est entré dans le monde.
Six heures d’agonie et à la neuvième heure Jésus ne peut plus tenir, son corps lâche prise, il regarde le Ciel un dernier instant pour s’écrier « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46). Ce cri presque silencieux d’un homme qui n’a plus de souffle est saisi par Marie qui scrute les dernières respirations de son fils, elle le voit la quitter, le corps retombe, il s’affaisse retenu par les clous. Comment peut-elle encore rester debout au pied de la croix ? La tradition rapporte que Marie-Madeleine est là en pleurs et qu’elle inonde de ses larmes les pieds de Jésus ensanglantés. Les ténèbres se font. Le rideau du temple, à l’entrée du saint des saints, se déchire en deux. Un peu plus tard, deux heures tout au plus, les soldats reviennent achever l’œuvre du supplice, ils fracassent à coup de gourdin les jambes des deux larrons qui encadrent Jésus et qui ne sont pas encore morts ainsi ne pourront-ils plus prendre appui pour respirer. Constatant que Jésus est vraiment mort, un soldat enfonce profondément sa lance depuis le côté droit jusqu’au cœur. Alors sortent par la plaie du sang et de l’eau. Jean a vu et il témoigne. Il est là pour recueillir le sang du martyre.
La vie s’est échappée, l’Esprit est retourné vers le Père, on descend les corps crucifiés et décharnés, on ne veut pas qu’ils demeurent exposés à la vue de tous pour le soir du sabbat : ils seraient signe de malédiction divine et chaque famille juive doit fêter la libération d’Égypte dans la liesse. Tout signe de désarroi est caché, ceux qui aimaient le Christ s’en retournent chez eux pleurer la mort de leur rabbi, la Vierge Marie s’en remet à Dieu en qui sa confiance n’a jamais failli, mais il ne reste rien à vue humaine pour donner confiance et soulager son âme. « Mon âme est triste à en mourir » disait Jésus (Mt 26,38). Elle vit à son tour cet absolu abandon, quand la foi est purifiée dans la désolation et le sentiment d’absence de Dieu. Est-ce qu’un ange est venu la réconforter en cet instant ? Nous ne le savons pas, mais elle espère au-delà de tout espérance. Elle demeure simplement la mère, qui lève les yeux au Ciel.
C’est un autre ami de Jésus, Joseph d’Arimathie qui propose sa propre tombe creusée dans la pierre à proximité du calvaire, presque sous les murailles de la ville pour que l’on y dépose le corps que Marie a recueilli dans ses bras et sur ses genoux, vivante pietà de douleur et de prière. Rapidement, il leur faut l’entourer d’un linceul et de bandelettes, il n’y pas le temps pour l’embaumer, on fera cela après le sabbat, pour le moment il faut faire vite et rentrer chez soi. La pierre est roulée devant l’ouverture, l’obscurité et le silence dominent dorénavant le lieu du supplice, les cris se taisent, Jésus est mort, et nous aussi, nous entrons dans le silence et l’absence. Ce soir, après le chemin de croix, après l’office de la passion qui commence par la grande prostration des prêtres, nous écouterons encore la passion de Jésus, lue dans l’évangile de saint Jean. Jean est au pied du calvaire. Il retient les faits et les gestes de son maître jusque dans sa mort. Nous sommes certains que ce qu’il dit est vrai. La Vierge lui confirmera plus tard son témoignage. Depuis, nous comprenons mieux la folie de l’amour de Dieu qui permet à son Fils de vivre sa passion jusque dans la mort. Pouvait-il nous dire mieux que cela son amour, à nous qui sommes pécheurs ? Pouvait-il trouver un autre homme à sacrifier pour nous sauver de nos péchés ? Non, il fallait que ce soit Dieu lui-même qui accepte ce chemin. Aujourd’hui nous le savons ressuscité mais pour l’heure, acceptons sa croix et sa mort en l’accompagnant. Viendra bientôt le temps pascal, le temps pour célébrer la victoire du ressuscité sur la mort.
Je vous invite à prier ensemble maintenant pour le salut des pécheurs pour qui Jésus a donné sa vie. Prenons la cinquième oraison de sainte Brigitte de Suède.
« Ô Jésus ! Céleste médecin, élevé sur la croix pour guérir nos plaies par les vôtres, souvenez-vous des langueurs et meurtrissures que vous avez souffertes en tous vos membres, dont aucun ne demeurera en sa place, en sorte qu’il n’y avait douleur semblable à la vôtre. De la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, aucune partie de votre corps n’était sans tourments ; et cependant, oubliant vos souffrances, vous ne vous êtes point lassé de prier votre père pour vos ennemis, lui disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Par cette grande miséricorde et en mémoire de cette douleur, faites que le souvenir de votre très amère passion opère en moi une parfaite contrition et la rémission de tous mes péchés. Ainsi soit-il. »