#282 « Imaginer un monde fraternel serait-il utopique ? »

Après les élections des députés pour le nouveau parlement européen, la France est maintenant divisée. Les partis politiques s’affronteront en vue des prochaines élections législatives. Que restera-t-il de la fraternité entre les partis politiques ? Chacun calculera ses chances, fomentera des alliances opportunistes en ravalant ses critiques pour paraître compatible, diffusera des messages souvent blessants pour toucher des électeurs indécis. Il est fort probable que le mot fraternité inscrit sur le fronton des mairies aura du plomb dans l’aile.
À l’annonce de la dissolution, certains se sont émus de l’abandon ipso facto du projet de loi sur la fin de vie, discuté ces dernières semaines par les parlementaires. Est-ce vraiment une chance, permettez-moi d’en douter, car le sujet reviendra vite dans l’hémicycle possiblement plus âprement. Ceux qui défendent l’euthanasie et le suicide assisté ne lâcheront pas. Cependant nous prions, confiants que la sagesse divine peut éclairer l’avenir, à condition que nous sachions aussi dire aux futurs députés ce que nous croyons comme étant un vrai bien pour notre société, je veux parler du respect de la vie et la dignité inaliénable de toute personne.
En attendant l’échéance électorale du 30 juin – jour de l’ordination presbytérale d’Olivier Lecanu – et du 7 juillet, n’est-ce pas l’occasion de revisiter un concept dont je vous parlais dans le dernier message, celui de la fraternité ?
L’encyclique Laudato Si du pape François, publiée le 24 mai 2015, fut reçue avec intérêt et étonnement par la société civile eu égard à la pertinence de ses réflexions sur l’écologie. Elle fut suivie de l’encyclique Fratelli tutti éditée en 2020. Que dit ce texte de la fraternité et des relations humaines ? Nous nous souvenons de l’expression du pape « tout est lié ». Elle revient comme un refrain sous la plume du saint Père. En effet, il précise les quatre relations qui tissent des liens équilibrés en vue du bien commun : la relation à Dieu, la relation aux autres, la relation à soi et la relation à la création. Elles s’enrichissent mutuellement et doivent toutes être considérées ensemble. Il écrit : « Tout est lié, et, comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre » et « quand le cœur est authentiquement ouvert à une communion universelle, rien ni personne n’est exclu de cette fraternité » (LS 92). Ici, nous retrouvons ce mot fraternité, qui affirme une égale dignité entre les humains, dignité objective et non subjective laquelle évoluerait en fonction des convictions, de la dépendance de la personne, du regard de la société sur celle-ci. Cette dignité subjective est une tentation qui a pu conduire au rejet voire à l’eugénisme. Si nous touchons à une des quatre relations fondamentales appelées à l’équilibre dans nos vies, nous affectons la fraternité. « Créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble » (LS 89).
Pour nos politiques, on voit le besoin d’une profonde réflexion pour envisager l’accueil des étrangers. Il ne manque pas de problèmes matériels à cerner. Avant cela posons-nous la question : font-ils partie de la même famille universelle et dans ce cas, quels droits ont-ils de demeurer en France ? Le pape appelle de ses vœux une « fraternité universelle » qui structurera la « civilisation de l’amour » – terme de saint Jean-Paul II – fondée sur une volonté de nous aimer les uns les autres inconditionnellement. Le Pape François précise « c’est pourquoi, l’Église a proposé au monde l’idéal d’une « civilisation de l’amour ». L’amour social est la clef d’un développement authentique. « Pour rendre la société plus humaine, plus digne de la personne, il faut revaloriser l’amour dans la vie sociale – au niveau politique, économique, culturel –, en en faisant la norme constante et suprême de l’action » (LS 231). Saurons-nous fonder la campagne électorale pour les législatives sur cette amitié sociale ? La vision chrétienne ne peut pas être la lutte des classes qui les opposent au point que la plus forte cherche à détruire les autres, mais la communion des classes pour une cohésion sociale pacifique et fraternelle. Certes, il y a là une vision utopique qui a ses racines dans l’évangile quand Jésus dit « aimez-vous les uns les autres », jusqu’à « donner sa vie pour ceux que l’on aime ». Jésus sait que cela sera difficile et il prévient que la dissension se présentera rapidement aux disciples car « le frère livrera son frère à la mort, et le père, son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort » (Mt 10,21) à cause du nom de Jésus.

En tant que chrétiens, nous vivons l’utopie de croire que l’amour peut sublimer les relations blessées en vue de fonder un système vertueux d’entraide et mettre à bas les invectives. Le pape écrit son texte Fratelli tutti car il a l’expérience d’un monde injuste, notamment durant les années où il fut évêque en Argentine, sous des régimes politiques violents à l’égard des pauvres et des opposants. Le fait de bafouer la fraternité sociale conduit au malheur et aussi à la dégradation de l’environnement. La nature subit les conséquences des choix de l’homme, bons ou souvent mauvais. Respecter les relations de fraternité est la voie nécessaire pour un projet écologique positif garantissant aux futures générations un cadre de vie possible. A contrario, nous voyons que les guerres si elles sont dramatiques pour l’homme sont aussi un drame pour l’environnement : pollutions, dégradation, destruction des habitats naturels, etc. Il en va de même avec le terrorisme et toutes les violences interpersonnelles. Saint Paul demande de « fuir le mal avec horreur » (Rm 12,9), car la Sagesse des anciens sait que le mal conduit au malheur des hommes et à la destruction de la création ; il ajoute « attachez-vous au bien ».
Le monde actuel est interconnecté. Les informations circulent à la vitesse de la lumière dans les réseaux de fibres optiques. Rêvons que les hommes et les femmes puissent choisir de bâtir un projet commun et universel, n’excluant aucune nation ni aucun peuple. En effet l’Église catholique porte un projet universel, c’est même le sens du mot catholicos. Mais il est difficile d’appréhender les besoins des autres peuples quand on revendique son bonheur personnel avec sa cohorte d’exigences locales. Comment imaginer la vie d’un Birman soumis à la violence de la junte militaire qui est paysan et fait pousser du riz et du bétel pour gagner entre 1 200 et 4 000 kyats soit 1 à 3 euros par jour ? De temps en temps, il voit à la télévision des voitures et des biens de consommation qu’il ne pourra jamais posséder. Comment appréhender la vie des déplacés du Kivu au Congo ou celle des enfants déscolarisés et apeurés de Gaza, celle des familles affamées de Corée du Nord ? Ce projet d’une humanité réconciliée aura besoin de toutes les énergies, et en tant que chrétiens, nous pouvons associer toutes les églises sans jugements ni condamnations. Chacun est accompagné par le Saint Esprit qui n’abandonne jamais les enfants de Dieu baptisés par un même baptême fondé en Jésus-Christ. C’est pour cela que l’œcuménisme est indispensable pour avancer. Nos Églises portent le Christ au monde dans leurs traditions propres. C’est en même temps la Tradition qui a donné à toutes un même credo. Ensemble, nous pourrions rassembler plus d’hommes et de femmes de bonne volonté pour annoncer le Royaume de Dieu en insufflant le meilleur autour de soi, la réconciliation et le pardon, le service commun et l’amour. Le pape dit encore : « l’amour, fait de petits gestes d’attention mutuelle, est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur » (LS 231). Dans les prochaines semaines, je reprendrai l’encyclique Fratelli tutti pour en présenter les enjeux détaillés par le saint Père François.
Alors que s’ouvrent ces trois semaines de campagne en vue des élections, prions pour les hommes et les femmes qui se présenteront pour les suffrages. Cherchons à discerner ceux parmi eux qui porteront un vrai projet humaniste compatible avec la lumière évangélique. Personnellement je ne serai pas intéressé par ceux dont les seuls arguments seront de dénoncer les autres. Prions et demandons l’unité à Dieu notre Père.
De l’évangile selon saint Jean : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes UN : moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jn17,21-23).
Notre Père.

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