#215 «La mesure de l’amour est d’aimer sans mesure. »
Le carême dure les quarante jours qui précèdent la fête de Pâques. Nous célébrerons alors le baptême de nombreux adolescents et adultes catéchumènes. Évêque du diocèse, j’ai eu la joie de les appeler lors de la célébration de « l’appel décisif » dimanche dernier. Célébré dans la cathédrale, cet appel manifeste leur accueil définitif au sein de l’Église apostolique et catholique afin qu’ils reçoivent la foi des apôtres enracinée dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Leur appel est décisif puisque leurs accompagnateurs, clercs et laïcs, m’ont confirmé leur détermination à engager leur vie à la suite de Jésus, dans la lumière de la Parole, à l’écoute du Saint Esprit, au sein de la communauté ecclésiale. Leur baptême scellera pour la vie et l’éternité leur destin d’enfant de Dieu, recevant leur part de l’héritage soit la promesse de la vie éternelle.
Saint Paul affirme qu’être chrétien à la suite de Jésus-Christ est « une folie » (1Co 1, 23). Effectivement, Jésus dit qu’il faut le préférer à toutes choses, à son conjoint et à ses enfants (Cf. Lc 14, 26), qu’il nous faut avancer sans regarder en arrière (Cf. Lc 9, 62), qu’il faut laisser les morts enterrer les morts (Cf. Mt 8, 22) pour prendre part à la mission et à l’annonce du Royaume. Cet excès dans l’offrande de soi peut devenir cause de fascination ou, à l’inverse, engendrer une répulsion jusqu’à la persécution que l’on observe au long des siècles sans exception. Certains fidèles abandonneront une vie chrétienne qui ne se résume pas à une bonne conduite consistant à éviter le mal. La vie chrétienne est une aventure conduite par l’Esprit en imitant le Christ dans son amour de toutes personnes, en vivant en communion intime avec lui. Une telle foi, aussi admirable soit-elle, peut rencontrer de fortes oppositions. Être chrétien conduit à une nouvelle liberté dans l’Esprit qui libère de bien des idéologies. Cela ne va pas sans réactions, étrangement. Jésus nous prévient : « Si le monde a de la haine contre vous, sachez qu’il en a eu d’abord contre moi » (Jn 15, 18). Pourquoi cet art de vivre spirituel prônant l’amour des autres et le pardon suscite-t-il une telle hostilité ? Celle-ci est-elle due à l’obscure et radicale opposition au Royaume de Dieu qu’entretient le démon ? Ou encore peut-on comprendre que l’amour offert par Jésus se heurterait à nos blessures personnelles et intérieures jusqu’au rejet violent de cet amour ?
Aujourd’hui, dans le monde, beaucoup de chrétiens sont persécutés d’une façon ou d’une autre. Certains, des centaines de millions, au nom de leur foi, parce qu’ils sont disciples de Jésus, sont brimés ou limités dans leur vie sociale. Des centaines, laïcs et clercs, sont assassinés parce qu’ils sont chrétiens. Puisque nous redoublerons dans la prière durant les prochaines semaines de carême, soyons davantage reliés à eux. En Arménie, des chrétiens sont chassés. Dans beaucoup de pays, l’Inde par exemple, la minorité chrétienne est menacée. Récemment, une rare violence s’est abattue sur l’Église catholique au Nicaragua, pourtant pays de culture chrétienne. Le pouvoir politique la considère comme un ennemi et Monseigneur Rolando Alvarez, évêque de Matagalpa, en refusant son bannissement à l’étranger a été condamné le 10 février à 26 années de prison. Beaucoup de chrétiens ont été arrêtés, les sœurs missionnaires de la charité ont toutes été expulsées hors du pays. Pourquoi tant de haine envers des personnes qui se mettent des pauvres et de l’éducation des enfants ? Comment l’homme au pouvoir peut-il devenir mauvais et tellement aveuglé en son cœur ? L’Écriture dit que « le cœur de l’homme est compliqué et malade » (Eccl 9, 3).
Un officier de police à Nouna au Burkina-Faso, face aux violences des groupes islamiques, me disait « sans l’amour nous ne pourrons rien faire. » En tant que catholiques, nous souhaitons tellement que la justice et l’amour se rencontrent en toute personne pour bâtir la civilisation de l’amour. Puisque le carême nous invite à une plongée spirituelle en Dieu, réjouissons-nous de la démesure dans l’amour que Dieu offre à chacun pour apporter sa réponse personnelle. L’enseignement de Jésus est éclairé par les béatitudes qui inaugurent son grand discours sur la montagne, face au magnifique lac de Tibériade. Rappelons que ce discours est comme une règle de vie qui ancre notre attitude spirituelle chrétienne et éclaire l’enseignement de tout l’Évangile. À la loi du talion qui régulait la violence de la vengeance, « œil pour œil, dent pour dent », Jésus propose le chemin de la démesure du don et de l’amour : tend la joue à celui qui te frappe ; donne ton manteau à qui prend ta tunique ; fais deux milles pas avec celui qui te demande d’en faire mille. Et par-dessus tout cela, non seulement aimez votre prochain mais encore « aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44).
Pourquoi Jésus nous demande-t-il cette impossible démesure de l’amour ?
Tout d’abord nous savons qu’il a lui-même parcouru ce chemin de la démesure non pas en croissant mais en décroissant, en s’abandonnant à la volonté du Père des cieux. Lui de condition divine, il ne retint pas le rang qui l’égalait à Dieu mais il s’abaissa en devenant homme jusqu’à mourir sur la croix (Cf. Ph 2). Cette démesure de l’offrande s’exprime par l’humiliation absolue. Il est moqué, abandonné par les siens, flagellé par les romains, meurtri par les coups et tué sur le bois de la croix. Cet abaissement va jusqu’à la mort ignoble de la crucifixion, ultime malédiction imposée à un condamné. Or là où Jésus est passé, nous sommes appelés à passer à sa suite : « que celui qui veut être mon disciple prenne sa croix et me suive » (Mt 16, 24).
En réalité, cette démesure n’est pas nouvelle. Déjà dans l’ancien testament, Moïse parlait au nom du Seigneur et demandait aux fils d’Israël d’être saints car le Seigneur est saint. Être saint comme Dieu est saint est un objectif inatteignable puisque Dieu est l’amour parfait et que nous sommes pécheurs. La sainteté à laquelle nous sommes appelés n’est pourtant pas une option, mais une obligation pour tous les baptisés, rappelée par le Concile Vatican II. Cette sainteté n’est pas la quête d’une pureté rituelle qui pourrait plaire à Dieu, ni même l’absence de tout péché, elle est charité, agape, don de l’Esprit Saint. L’agape n’est-il pas ce merveilleux amour que Jésus offre à ceux qui s’approchent de lui ? Le mot agape est presque réservé à l’amour divin. Saint Paul confirme la folie de l’amour-agape qui se dit aussi charité : « si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. » (1Co 13, 1) La foi ne consiste pas seulement dans le fait de croire à l’existence de Dieu, elle est recherche incessante et quotidienne de Dieu, elle trouve sa réalisation concrète dans l’amour et le service des frères. En eux, nous discernons la présence de Jésus-Christ qui est présent en toute personne, même en l’âme des non-chrétiens. Sainte Teresa de Calcutta contemplait le Christ dans le cœur de tout moribond indépendamment de sa croyance. Ce que tu auras fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que tu l’auras fait. Voir Jésus dans le visage souffrant du frère, voici l’attitude intérieure des saints et des saintes, comme saint Vincent de Paul le vécut si profondément auprès des pauvres.
La vie chrétienne à la suite de Jésus-Christ est ainsi une folie, mais cette folie est soutenue par l’amour démesuré de Dieu qui communique son Saint Esprit. Saint Bernard écrivait : « la mesure de l’amour est d’aimer sans mesure ». Le pourrons-nous en vérité ? Oui, si chaque jour, nous faisons un pas nouveau en aimant celui ou celle qui me tend la main quand je le rencontre. Ce carême maintenant commencé est une belle opportunité pour mettre en œuvre ce choix. Beaucoup d’entre vous sont confrontés à des réalités humaines douloureuses, possiblement vous côtoyez des vies marquées par la souffrance, la vôtre peut-être, et vous percevez clairement ce besoin. L’Esprit Saint vient à notre secours. Il est amour, joie, paix, bonté et douceur. Recherchons le visage du bien-aimé à qui nos vies sont attachées par un lien d’amour à Jésus-Christ. Qu’il mette un vin nouveau en nos âmes, sa propre joie. Nous serons peu à peu capables d’accueillir hommes et femmes en recherche de Dieu, pour leur joie et notre bonheur.
Oui, nos vies consacrées par notre baptême sont faites pour la démesure de l’amour, à recevoir de Jésus-Christ puis à partager sans retenue.
Prions ensemble maintenant pour nous confier à Dieu notre Père des cieux, par Jésus son Fils en recevant de lui la force du Saint Esprit.
Seigneur, en ces jours de carême, fortifie notre foi par ta grâce pour comprendre combien tu es amour et que ton amour est de toujours pour chacun.
Que notre vie quotidienne soit ancrée par la prière dans l’Espérance que tu accompagnes chacun de nos projets, que tu es là dans le travail quotidien.
Oriente nos choix et nos activités pour que nous demeurions dans la confiance que le chemin que tu proposes apporte la paix et le bonheur.
Sois loué pour ta grandeur et ta bonté, et maintiens-nous en cet esprit joyeux de la louange pour témoigner de ta présence.
Merci pour notre Mère la Vierge Marie à qui Jésus nous a confiés quand il était crucifié. Pour être avec toi Dieu notre Père, nous nous remettons entre ses mains maternelles :
Je vous salue Marie…